Pendant la Grande Famine irlandaise (1845-1852), l’Irlande a connu l’un des plus grands exodes de son histoire. Plus d’un million de personnes ont fui la famine, la misère et la mort en embarquant pour le Nouveau Monde. Beaucoup ont voyagé à bord de navires que l’on surnomma rapidement les « coffin ships », ou bateaux cercueils, tant la traversée s’apparentait souvent à un voyage sans retour. Ces embarcations de fortune, souvent surchargées et insalubres, sont devenues le symbole poignant de la souffrance et du désespoir du peuple irlandais… Retour sur ceux qui ont fuis, préférant affronter les flots, le froid et la maladie pour fuir la famine irlandaise.
La Grande Famine irlandaise – Domaine Public
La Grande Famine irlandaise débute en 1845 lorsqu’un champignon, le Phytophthora infestans, aussi appelé Mildiou, décime les récoltes de pommes de terre, aliment de base de millions d’Irlandais, en particulier les plus pauvres. Très vite, la famine s’installe, aggravée par l’indifférence des autorités britanniques, la structure foncière inégalitaire et l’exportation continue de denrées alimentaires vers l’Angleterre.
Des millions d’irlandais subissent alors un contexte de grande misère. Les gens ont faims, leur pauvreté s’accroit, et les plus faibles périssent de dénutrition et de maladie. Les grands propriétaires terriens britanniques, délogent les plus pauvres, saccageant les toits de chaumes des foyers, pour éviter une occupation illégale des lieux.
Les irlandais se meurent alors, dans une indifférence générale.
Face à la mort imminente, des centaines de milliers d’Irlandais prennent la décision de partir. L’Amérique du Nord — en particulier les États-Unis et le Canada — représente l’espoir d’un avenir meilleur. Beaucoup espèrent y trouver du travail et pouvoir subvenir aux besoins de leurs familles, installées sur place, tout en envoyant de l’argent à ceux qui sont restés en Irlande.
Entre 1846 et 1851, environ 1,5 million d’Irlandais quittent leur pays. Ce départ massif va profondément transformer la démographie de l’Irlande, mais aussi celle du continent nord-américain.
Représentation des conditions de voyages des migrants irlandais, dans les cales des coffin ships – Go to Ireland.com
Pour partir vers des contrées moins hostiles, les irlandais n’ont qu’une solution : prendre le bateau.
C’est alors qu’ils s’entassent sur des « coffins ships » ou « bateaux cercueils ». Hélas, ces termes ne sont pas exagérés. La plupart de ces navires n’étaient pas initialement conçus pour transporter des passagers. Beaucoup sont des bateaux de commerce, réaménagés à la hâte pour accueillir des centaines de personnes dans des conditions précaires.
La demande massive d’émigration crée alors un marché lucratif pour certains armateurs peu scrupuleux. Les contrôles sanitaires et les normes de sécurité étant quasiment inexistants, les bateaux sont surchargés, mal ventilés et dépourvus de provisions suffisantes.
La traversée de l’Atlantique peut durer entre 6 et 12 semaines, selon les conditions climatiques, et rares sont ceux qui arrivent sans dommage.
À l’intérieur des cales, les passagers sont entassés sans réelle séparation. L’hygiène est catastrophique, les toilettes inexistantes ou à usage collectif, et l’eau potable rationnée. Dans cet environnement clos et malsain, les maladies se propagent à une vitesse fulgurante.
Les principales causes de décès à bord étaient le typhus, le choléra, la dysenterie et la malnutrition. Le typhus, transmis par les poux, était particulièrement redouté. Les passagers, déjà affaiblis par la famine, n’avaient alors que peu de chances de résister aux épidémies.
Selon des archives contemporaines, la mortalité sur certains bateaux atteignait jusqu’à 30%. Il arrivait que des navires jettent des dizaines de corps par-dessus bord avant d’arriver à destination. Certains ports refusaient même de laisser accoster les bateaux infectés, aggravant encore le sort des passagers.
Un rapport du médecin canadien Dr. Douglas, en poste à Grosse Île (île de quarantaine au Québec), indiquait en 1847 que près de 5 000 personnes étaient mortes à leur arrivée ou peu après. Cette île est devenue un gigantesque cimetière de fortune pour les exilés irlandais, marquant à jamais l’histoire migratoire du Canada.
Grosse Île, dans le fleuve Saint-Laurent, a été désignée comme station de quarantaine par les autorités canadiennes dès 1832. Pendant l’année 1847, au plus fort de la famine, près de 100 000 Irlandais y passent, dans des conditions souvent dramatiques. Des hôpitaux de fortune y sont construits, mais insuffisants face à l’afflux massif de malades.
Aux États-Unis, les ports de New York, Boston ou Philadelphie reçoivent également des milliers de migrants irlandais. Là encore, la peur de la contagion est omniprésente. Les autorités procèdent à des mises en quarantaine, parfois brutales, tandis que des associations caritatives — souvent d’inspiration religieuse — tentent d’apporter un peu d’aide.
À l’instar de Grosse Île au Canada, l’île de quarantaine de Staten Island, située dans la baie de New York, a joué un rôle central dans l’accueil des migrants irlandais.
Dès la fin du XVIIIe siècle, cette île est utilisée comme station de quarantaine obligatoire pour les navires arrivant à New York. Dans les années 1840, avec l’afflux massif d’Irlandais fuyant la famine, l’île devient rapidement submergée par le nombre de passagers malades ou suspects.
Les conditions sanitaires y sont précaires, et les hôpitaux de fortune peinent à faire face aux épidémies de typhus ou de choléra. De nombreux migrants irlandais n’atteignent jamais Manhattan : plusieurs centaines meurent sur Staten Island, sans même avoir posé le pied sur le continent.
Les tensions avec les habitants locaux, inquiets de la contagion, finiront par culminer en 1858, lorsqu’un groupe de résidents incendie les bâtiments de la quarantaine. Cet épisode tragique marque la fin de l’île comme centre d’accueil médicalisé.
De nombreux récits d’époque témoignent de l’enfer que représentait cette traversée. Des lettres, des journaux de bord ou des rapports administratifs décrivent des scènes de chaos : enfants mourants, familles séparées, corps laissés sans sépulture.
Un passager anonyme du Virginius, arrivé à Grosse Île en juin 1847, décrit un « enfer flottant », où les vivants dormaient entassés entre les mourants. Une mère, veillant ses deux enfants morts, suppliait qu’on ne les jette pas à la mer avant qu’elle ne puisse prier pour eux.
Ces récits, bien qu’effroyables, sont essentiels pour comprendre l’ampleur de la tragédie humaine liée à l’émigration durant la Grande Famine.
Les « bateaux cercueils » ont profondément marqué la mémoire collective irlandaise. Cet exode forcé a engendré une diaspora massive, particulièrement implantée aux États-Unis, au Canada, en Australie ou encore en Angleterre. Rien qu’à New York, les irlandais représenteront bientôt plus de 20% de la population.
La mémoire de la famine et de la traversée dramatique a nourri une culture de l’exil et de la résistance. De nombreuses chansons, poèmes et œuvres littéraires y font référence.
Grande Famine Memorial, Dublin – PROSPER MBEMBA KOUTIHOU -Pexels
Des monuments commémoratifs ont été érigés à travers le monde pour honorer la mémoire de ceux qui ont péri pendant la traversée. À Dublin, le Famine Memorial, situé près du Custom House Quay, représente des silhouettes faméliques marchant vers l’embarquement.
À Grosse Île, un site historique national a été créé. C’est aujourd’hui un lieu de mémoire majeur au Canada, avec un cimetière irlandais, des expositions et des reconstitutions. En Irlande, plusieurs musées, notamment le Dooagh Famine Village ou le Famine Ship Dunbrody à New Ross, permettent aux visiteurs de mieux comprendre la dure réalité de l’émigration de l’époque.
Ces lieux de mémoire, souvent poignants, rappellent que derrière chaque chiffre se cache une histoire humaine, et que l’exil des années 1840-1850 fut avant tout un acte de survie pour des milliers d’irlandais.